David Orchard
Articles de David Orchard
  Contactez-nous Itinéraire Vous pouvez aider ! Accueil English

Ensign (Internet Publication), le mardi 18 mai 2004

Air Canada au bord du gouffre

de David Orchard

Depuis plusieurs mois, le sort d'Air Canada est en suspens. Ceux-là mêmes qui s'opposaient à l'existence d'une société pétrolière nationale, d'une industrie canadienne de la construction navale et d'une société ferroviaire canadienne clament aujourd'hui qu'une compagnie aérienne canadienne n'a plus sa raison d'être et que le concept même en est désuet.

Air Canada fut créée dans les années 30 par le gouvernement du Canada et le Canadien national. Elle s'appelait alors Lignes aériennes Trans-Canada. Au dire de Peter Pigott, auteur de National Treasure : The History of Trans-Canada Airlines, la nouvelle compagnie avait pour vocation, comme la société de chemin de fer nationale qui l'avait précédée, de « surmonter les vastes barrières géographiques, contrer les Américains et unir le pays ». Le projet fut applaudi par l'Opposition conservatrice et le CCF, qui voyaient dans cette nouvelle compagnie nationale un « symbole volant de l'identité nationale, une sorte de feuille d'érable avec des ailes ». La nouvelle société fut incorporée par le gouvernement de MacKenzie King en 1937, et le transport transnational du courrier et des passagers commença en 1939.

La société se distingua rapidement par la qualité de son service et par sa compétence technologique. En 1955, elle fut la première compagnie aérienne nord-américaine à utiliser commercialement l'avion à turbopropulseur, ce qui allait révolutionner le transport aérien sur le continent. Elle fut le chef de file de la recherche dans la technologie de la boîte noire, et en 1961, elle implanta le premier système de réservation informatisé au monde. En 1982, Air Canada reçut le prix Air Transport World's Technical Management, de Washington, pour « l'excellence de ses performances au fil des ans ». En 1985, sur 700 compagnies aériennes en lice, c'est Air Canada qui fut choisie pour le prestigieux prix d'excellence Air Transport World.

Mais manifestement, ce n'était pas encore assez, et la privatisation devait régler tous les problèmes. C'est tout au moins ce que les Canadiens se sont fait dire. En 1989, la compagnie fut mise en vente. Puis on nous annonça que le libre-échange allait devoir s'appliquer au transport aérien, si bien qu'en 1992, le Canada signa l'Accord Ciels ouverts avec les États-Unis. (En faisant remarquer, à l'époque, que l'Accord Ciels ouverts risquait de menacer la survie d'Air Canada, l'auteur de ce texte s'était fait vertement reprocher de vivre dans le passé, de refuser la modernité et de ne pas voir les nombreux débouchés qu'un tel accord offrait aux compagnies canadiennes sur l'immense marché américain qui s'ouvrait désormais à elles.)

Aujourd'hui, Air Canada est sous la protection de la Loi sur les faillites et implore un milliardaire de Hong Kong, puis un repreneur de New York, puis une banque étrangère, de la racheter.

Chaque jour ou presque, les Canadiens se font dire que le gouvernement ne viendra pas à la rescousse de la compagnie et qu'ils doivent cesser de se raccrocher à l'idée nostalgique d'une compagnie aérienne bien à eux. Bref, que si le marché ne veut pas d'une compagnie aérienne nationale, nous devons nous incliner. Dans plusieurs pays d'Europe, les compagnies aériennes nationales ont elles aussi des difficultés, et les gouvernements de ces pays ne se précipitent pas à leur secours. Il faut laisser faire les forces du marché.

Sauf que le Canada n'est pas un petit pays à forte densité démographique, comme certains pays européens qui ne sont pas plus grands que la région métropolitaine de Toronto et qui possèdent d'autres systèmes de transport bien développés. Le Canada est, par sa superficie, le deuxième pays au monde, et sa population est très éparpillée. Nous avons besoin d'une compagnie aérienne nationale, au moins autant que dans les années 30.

Qui donc desservira Québec, Saskatoon, Thunder Bay, Baie Comeau, Flin Flon, Kamloops, Charlottetown et Saint Jean, une fois que le marché aura dicté sa loi et que notre ministre des Transports aura décidé de ne pas intervenir? Bon nombre de ces villes n'offraient pas (et n'offrent toujours pas) un potentiel suffisant pour que des sociétés privées puisent assurer des liaisons régulières. Ainsi, ceux qui, par idéologie, ne cessent de pourfendre la notion de propriété publique vont réussir à faire disparaître, une par une, nos institutions nationales fondamentales, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de ce qui cimente notre vaste pays.

Dans le passé, les gouvernements canadiens, libéraux comme conservateurs, n'ont pas ménagé leurs efforts pour créer ce que l'historien W.L. Morton appelle « des entités à vocation nationale ». C'est grâce à leur clairvoyance et à leur détermination que nous avons aujourd'hui un pays.

Le gouvernement actuel, par contre, semble tout fier de réduire ses services et de supprimer ou de vendre nos institutions, soi-disant parce qu'elles coûtent trop cher. L'Opposition officielle applaudit, et l'encourage même à accélérer la cadence.

Le Canada n'a jamais été aussi riche qu'aujourd'hui. Et pourtant, nos dirigeants politiques semblent n'avoir aucune vision nationale, aucun projet de société à proposer, encore moins des mesures concrètes qui donneraient aux Canadiens - francophones et anglophones - le sentiment de participer à un projet commun.

L'économiste June Menzies, qui était la conseillère de John Diefenbaker dans les années 50, disait déjà, à l'époque, qu'un pays sans vision ne peut pas survivre. Combien de temps le Canada pourra-t-il survivre si ses dirigeants politiques se préoccupent uniquement de réduire les impôts et de démanteler ses institutions fondamentales?

Bon nombre d'entreprises parmi les plus prospères au monde sont des sociétés publiques, et on en trouve quantité d'exemples en Asie, en Europe et en Amérique du Nord. Et si Jaguar, Rolls Royce et Chrysler ont réussi à redresser la barre après de graves difficultés, c'est grâce à l'intervention des gouvernements.

La coexistence de sociétés publiques et d'entreprises privées, et la concurrence qui en résulte, est une solution qui convient très bien au Canada et à beaucoup d'autres pays. Mais le pendule est allé trop loin, et en privant l'État de ses pouvoirs d'initiative et de contrôle, on nous replonge dans un climat de laissez-faire, celui-là même qui nous avait amenés à nationaliser des entreprises.


David Orchard est l'auteur de « Hors des griffes de l'aigle - Quatre siècles de résistance à l'expansionnisme américain », et a été candidat à la direction du Parti fédéral progressiste conservateur en 1998 et en 2003. Il exploite une ferme à Borden, SK, et on peut le joindre par téléphone au (306) 652-7095, ou par courriel à davidorchard@sasktel.net     www.davidorchard.com

page précédent haut de page